Les Derniers Jedi : le crépuscule des idoles

Quand, en 2012, Disney a annoncé le rachat de Lucasfilm, je t'avoue que j'étais assez fébrile. Pour moi Star Wars avait fait son temps, c'était une saga qu'il fallait laisser tranquille, un vestige de la pop-culture du XXè siècle. Je ne porte pas spécialement la seconde trilogie chapeautée entièrement par George Lucas dans mon cœur donc autant te dire que j'avais vraiment ce sentiment d'avoir affaire avec une momie ancestrale à laquelle il ne fallait plus toucher. Le projet de septième film canonique à la saga est alors lancé, J.J Abrams que j'aime vraiment beaucoup récupère le bébé affranchi des idées d'abord pensées par George Lucas lui-même (mais pas tant que ça, on y reviendra) et accouche du très honnête et révérencieux Réveil de la Force qui ressuscite avec une certaine malice dans sa facilité, une partie du charme qui habitait La Guerre des Etoiles dans les années 80. Pourtant malgré les apparences, quelque chose a changé. Etant incapable au premier abord de mettre le doigt sur cet élément impossible à cerner, aujourd'hui alors que sort sa suite directe, Les Derniers Jedi sculpté par les mains du talentueux Rian Johnson (tu dois voir Brick et Looper, genre de toute urgence), tout s'éclaire, la réponse était sous mon nez depuis le début. Limpide.
Les Derniers Jedi, huitième volet de la plus célèbre et commerciale saga de science-fantasy de tous les temps, se veut dès ses premières secondes comme une réponse violente à son prédécesseur, accusé d'une carence d'originalité, en plaquant la rupture. Directe. Sèche. Peut-être trop. Rian Johnson ne passe pas par quatre chemins et n'est pas là pour choyer son public, il le malmène jusqu'à parfois la maltraitance, se moque de lui, le brusque et le boute hors de sa zone de confort... Mais c'est ce qui en fait toute la saveur étrange et grotesque propre à Star Wars, à ce feeling unique et à contre-courant des standards lisses de son époque. Le Dernier Jedi est sûrement le film le plus osé depuis La Guerre des Etoiles (Un Nouvel Espoir) de 77, le plus drôle, le plus touchant, le plus étrange et c'est aussi le plus romantique, le plus sombre et le plus solide depuis L'empire contre-attaque.
Pourquoi ? Parce que Les Derniers Jedi est à Star Wars ce que Logan (de James Mangold) est à Marvel : le crépuscule des idoles, le recentrage sur l'essentiel d'une saga qui s'est perdue depuis longtemps : le retour au cinéma, celui qui fait rêver, celui qui jure par sa discipline artistique de la pellicule avant d'être un produit marketing absorbé dans le tout venant de cette franchise obèse.
Rian Johnson a fait un Star Wars absolument Star Warsien, le plus fidèle à son ADN original des épisodes fondateurs sans tomber dans le flashy putassier de références de celui de J.J Abrams (et je dis ça en aimant Le Réveil de la Force qui malgré ses qualités tombe dans l'hommage trop appuyé parfois gênant), et ça putain, c'est grand... Mais en plus de ça, par ses choix radicaux et par sa volonté d'un retour aux sources véritables et d'une envie de bousculer les conventions du blockbuster, Rian Johnson grâce à ses thèmes propres à lui, sa maîtrise de la caméra et de la composition des plans, son dosage personnel, sa photographie et sa direction artistique, son identité radicale de genre a fait des Derniers Jedi son film en tant qu'auteur et pas comme n'importe quel faiseur l'aurait fait en s'effaçant juste pour créer un produit qui donne aux fans ce qu'ils veulent voir. Les Derniers Jedi n'est pas le Star Wars que tu voulais mais c'est celui dont on avait besoin, donc la saga avait besoin pour respirer et pousser les murs. Un vrai Star Wars pensé comme une pièce de cinéma, un film articulé autour de ses personnages, leurs sentiments, leurs doutes, à propos de la crise d'identité, leur humanité, une espèce d'histoire d'amour entre deux opposés avec la romance la plus tourmentée de la franchise.... un blockbuster réalisé avec le cœur et l'âme d'un film indépendant.
C'est là que le film prend des tournures inattendues à répétition, autant dans son utilisation de twists comme rythme respiratoire sur le modèle qui fait la renommée de son grand frère Abrams, car Rian a décidé de renouer avec la dérision dont savait faire preuve les films originaux. Ses intentions d'humour burlesques font autant mouche qu'elles n'agacent, reste qu'il me semble impossible de ne pas être admiratif devant l'audace de coller autant de doigts d'honneur au public, pour la plupart forcené et quasi-religieux, de cette licence.

J'adore comment Rian Johnson a reinjecté de la folie et de l'inconfortable dans ce film, ce n'était pas la suite consensuelle prévisible attendue et voulue par de nombreuses personnes et c'est pour ça que je l'aime autant. Ses intentions d'humour burlesques font autant mouche qu'elles n'agacent, reste qu'il me semble impossible de ne pas être admiratif devant l'audace de coller autant de doigts d'honneur au public, pour la plupart forcené et quasi-religieux, de cette licence. Rian, avant d'être cinéaste, est un fan et donc connaît très bien ce milieu et le comportement des gens qui y gravitent et c'est en sachant cela qu'il prend un plaisir très malin à la limite du sadisme de tourner en ridicule avec des réponses évasives ou des chemins tortueux de l'intrigue pour détruire tout l'imaginaire de théories souvent fumeuses, le tien, que tu t'étais construit en croyant naïvement tout deviner et faire ton propre Star Wars. Oui, toi, le grand fan, Les Derniers Jedi est un film qui t'emmerde salement et il sait à quel point tu grinces des dents mais surtout par ce biais il t'invite de manière, certes brute, à lâcher prise et accepter ce que l'on te donne d'un regard neuf. C'est une des choses qui le rend savoureux, en soi.
Je vois Les Derniers Jedi comme l'équivalent d'Indiana Jones et le Temple Maudit pour la saga des étoiles dans son identité entre son ton sombre, son premier degré sérieux, ses moments très portés sur l'émotion et un humour burlesque inattendu très Monty Python. Ça laisse un goût aussi étrange et expérimental... Autant que le Nouvel Espoir 77 et je pense sincèrement que Johnson a réussi à reproduire ce même choc qu'à l'époque en arrivant à retrouver la formule qui faisait toute la saveur du film fondateur en son temps, sans singer ou copier le film lui-même mais en puisant dans ses diverses inspirations et influences...
Et ses influences sont variées, si on peut reconnaître un peu les piliers de la science-fiction à qui George Lucas doit tout, avec le développement de Luke Skywalker très en phase avec celui de Paul Atreides dans Le Messie de Dune et Les Enfants de Dune (Dune était déjà l'influence majeure avec Valerian pour la trilogie matricielle quand Lucas ne citait pas Frank Herbert sur la prélogie, tout comme Blade Runner et Ben Hur) quand ce n'est pas Sergio Leone qui est presque cité lors du final de Luke face au Premier Ordre qui fait écho au face à face final d'une Poignée de Dollars, ou Rashōmon de Kurosawa qui représente le cœur-même du film, son noyau. Il n'est pas anodin de se sentir embarqué dans un film de guerre à l'ancienne, façon Le Pont de la Rivière Kwaï et Un homme de fer, par ses combats célestes et spatiaux ou le film de sabre traditionnel japonais par la noblesse et le minimalisme, à redoutable efficacité, de ses combats ou l'aspect pulp divertissant hérité des Trois Samouraï hors-la-loi. Le segment qui entoure les personnages de Kylo Ren et Rey en pleine romance atypique doit sûrement sa touchante et délicate sensualité à La main au collet, dans une tonalité générale dont l'humour n'est pas sans évoquer Mel Brooks et Gunga Din de George Stevens.

En résulte un long-métrage fourni, trop diront certains, peut-être faussement complexe tant il aime se jouer de nous, ce qui l'amène à ne plus savoir correctement gérer son dosage avec son petit lot de gâchis de personnages ou en s'égarant avec certaines fautes d’exécution qui paraissent pour des fautes de goût et des partis pris étranges qui choquent au premier abord (je dis "Leia Poppins" et sa curieuse rupture de ton onirique). Nécessairement les arcs narratifs secondaires se retrouvent lésés, non désagréables, mais le segment d'histoire dans lequel évoluent Luke, Rey et Kylo dont les trois interprètes Mark Hamill, Daisy Ridley (ma waifu, tmtc) et Adam Driver crèvent littéralement l'écran, est écrit avec un soin si particulier qu'il en dégage une beauté presque baroque et d'où ressortent les principaux thèmes du film. Malgré les faiblesses du segment narratif de Canto Bight et l'arc de Finn qui manque d'un vrai point tournant concernant la prise de résolution du personnage, ou qui manque de mise en conflit avec Rose ce qui aurait rendu leur relation plus piquante et intéressante à suivre, comme l'était celle de Leia et Han dans L'empire contre-attaque, c'est un grand moment Star Wars, un grand moment de cinéma divertissant qui va à contre-sens des standards d'Hollywood, comme le Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve sorti quelques mois avant et surtout comme le Star Wars original de 1977, en proposant des films non-consensuels qui rendent difficile d'avoir une opinion ferme et définitive dessus mais qui me laisse en flottement, m'en rappelant comme un rêve cinématographique : inconstant, évadant, plein d'émotions, de moments picturaux iconiques dessinés dans mon cerveau.
Fidèlement au reste de la saga, Les Derniers Jedi s'articule autour de la filiation et part plus loin vis à vis de la quête d'identité. L'introspection est une part importante du film, si bien que la recherche des racines de Rey nous conduit hors-du-temps dans une représentation audacieuse de L'allégorie de la Caverne, concept théorisé par Platon, où la jeune femme en rupture avec le monde conventionnel et rationnel par le biais d'une réalité inhabituelle, apprend à s'accepter en tant qu'individu possédant sa propre part d'ombre, chose qui effraiera son mentor alors bousculé dans le confort purement illusoire de ses habitudes, tout comme le spectateur et surtout le fan de Star Wars campé dans ses certitudes les plus absolues. Si l'on apprend par la bouche de Kylo Ren que Rey n'est l'enfant de personne et qu'elle n'est qu'une prolétaire illégitime qui n'a rien à faire dans cette histoire uniquement réservée aux fils/filles de- depuis 40 ans, la question de la construction de soi et sa place dans le monde y trouve une réponse pertinente à rebrousse-poil du standard établi par la licence. S'émancipant du décrépit rite œdipien du meurtre du père selon lequel l'individu ne peut exister qu'après ce parricide, épreuve par laquelle est passé Kylo Ren en opposition à sa nemesis, Rey devient spirituellement sa propre mère, bousculant ainsi la thèse de Freud sur laquelle s'appuie en partie le parcours initiatique traditionnel du héros selon Joseph Campbell.
De la nécessité d'endosser son rôle d'adulte et de ses responsabilités, de l'importance capitale d'éduquer autrui et de transmettre de manière pédagogique son savoir aux siens, Les Dernier Jedi questionne directement le fan qui doit affronter une réalité difficile à encaisser : celle de faire un deuil, d'accepter que cette renaissance de Star Wars ne lui est plus destinée et qu'il doit passer la main à une nouvelle génération. C'est là que l'on touche clairement ce que je n'identifiais pas correctement avec le film de J.J Abrams, cette insaisissable sensation : avec ce nouveau film de Rian Johnson c'est comme si Star Wars parlait enfin à l'adulte que je suis devenu à travers les années avec ses références cinematographiques, son approche étrange et personnelle de ce nouveau film sombre qui a l'a fait haïr auprès de beaucoup de monde. Les Derniers Jedi, quand il ne fait pas un clin d’œil au véganisme, aborde la contreverse de l'heroïsme ou place un sous-discours politique sur la floraison de l'économie de guerre. Le film invite à s'interroger sur notre perspective d'avenir ; véritable concept anxiogène pour la majorité. Grandir c'est une arnaque, on le sait, mais pour avancer on se doit de faire preuve de cette abnégation au risque de faire du surplace, de tourner autour de notre propre nombril à ruminer encore et toujours qu'avant c'était mieux et que le pire reste à venir.
Luke Skywalker incarne ici toute cette anxiété générale, ayant préféré l'isolement plutôt que de faire face à ses erreurs et laisse le monde s'écrouler, ayant décrété qu'il ne pouvait plus rien apporter à personne. Humanisé, fragilisé, méconnaissable, en proie aux doutes et à ses peurs, là où Luke était le miroir de l'adolescent téméraire et aventureux il y a 40 ans, est ici le reflet parfait de l'adulte contemporain prisonnier à la fois de ses propres angoisses mais aussi celles du monde. Par son échec et l'exploration du passé de Kylo Ren, sa création, on peut dégager certaines interrogations. Si les Jedi, la lumière, engendrent nécessairement leur penchant contraire, l'obscurité, qu'ils soient Sith, Jedi Noir et j'en passe, en prolifération ; quelle utilité les Jedi ont-ils encore à exister si leur rôle ne fait que perturber un équilibre ? Font-ils plus de mal que de bien malgré eux ? Favorisent-ils le chaos des ténèbres ? L'échec de Luke est l'échec d'Anakin, son père, et donc des Jedi avant eux : celui de ne pas avoir su laisser l'ordre des choses maintenir une stabilité dans l'univers, se fourvoyant sur une action qui ramènerait un équilibre idéalisé et qui n'a fait, au final, que le rompre. Pourtant le Dernier Jedi, autant en tant qu'objet cinématographique que dans son personnage-titre, dans ses derniers instants de bravoure au crépuscule, renaît comme le nouvel espoir qu'il était dans sa jeunesse et démontre l'impact capital de cette étincelle à laisser à nos prochains. Ton futur n'est pas moche dès l'instant où tu fais l'effort de te tourner vers lui, de t'y accomplir et d'accepter l'échec comme un brillant enseignement. Sois acteur de ton existence mais apprends aussi à laisser le monde rétablir sa balance seul, sans ta pichenette qui ne ferait qu'y insérer une miette d'un désordre chaotique. Émancipe-toi des héritages trop lourds, brûle les mythes du passé et à partir de nos cendres construis-y les tiens. Quelque chose s'achève, quelque chose commence.

Plus romantique et baroque, radical et sensuel, dissonant parfois, en même temps blockbuster pop et expérimental d'une incroyable beauté, Le Dernier Jedi de Rian Johnson est un film crépusculaire majeur sur la crise identitaire, le sentiment de révolte, le deuil et la portée du rôle de l'adulte comme guide pédagogue envers nos successeurs. C'est une histoire grave, parfois suffocante, qui retrouve une respiration bienvenue dans ses ultimes minutes. A l'heure de l'Hollywood actuel, le nouveau volet de la saga Star Wars semble en décalage total, à contre-courant tant il paraît brut, décousu, borderline, jouant des non-dits, déconstruisant ses mécaniques rouillées, brisant ses propres codes afin de mieux les rebâtir sur le terreau encore frais de là où vient d'être enterré le mythe. En s'émancipant des vieux concepts comme le freudisme psychologiquement paresseux et scénaristiquement bas de gamme du héros aux mille visages de Joseph Campbell, Star Wars n'oublie pas le romanesque ; il va au-delà, embarque vers des zones encore sombres et incertaines, avance à tâtons et s'accorde une singularité bienvenue ainsi qu'un nouvel espoir de narration. Les Derniers Jedi balaie le code chevaleresque enfantin des cours d'école éculé des volets originaux pour laisser place à un héroïsme sacrificiel raisonné, se laisse le loisir de thèmes subtilement sexuels et plus Nietzschéens, la misogynie en moins. Le voyage initiatique du héros adulescent n'est plus, le héros est devenu adulte.
Je vais éviter les superlatifs trop tapageurs en m'effaçant sur les lignes de conclusion... Mais oui, Les Derniers Jedi est un bon film, un métrage important dans le paysage hollywoodien et un Star Wars qui remet les pendules à l'heure de la saga perdue depuis trop longtemps dans l'étalage mercantile, le blasphème de sa propre mythologie, pensant ses films comme des produits. Les Derniers Jedi est à mon sens une réussite déboussolante à rebours des standards, en accord avec son époque trouvant à la fois sa place dans cette saga et aussi dans la filmographie de son réalisateur sans dénoter. Par la fracture nécessaire qu'il cause avec son élan de rébellion contre la ruine de la saga et donc le fan possessif de Star Wars, brisant l'icône religieuse, Johnson s'expose à la même conséquence à laquelle il confronte ses personnages mutins : non pas l'honneur ni la médaille mais la réprimande, faisant très probablement de ces Derniers Jedi un film marquant à la vision intime et extraordinaire. Que tu l'aimes ou que tu le détestes, le Star Wars signé Rian Johnson te fera ce que peu de films divertissants de ce calibre se targuent de faire encore aujourd'hui : te fera réfléchir sans te prendre la tête et surtout te fera ressentir de l'émotion (positive ou négative selon ton positionnement). Tu l'as compris, je l'ai aimé, je l'ai adoré et je le chéris encore. J'espère que toi aussi, tu saisiras ses clés et lui donneras sa chance.